
« Et le vent soufflait sur la cité blanche,
plus fort que les cloches, plus dur que le fer… »
Il y eut foule ce soir-là sur les pavés d’Aden.
La place de l’Agora, bordée de ses colonnes blanches et de ses statues érodées, vibrait d’une tension presque sacrée. Le peuple s’y pressait : orcs aux braies rouges, elfes vêtus de silence, humains de tout rang, de toute bannière. Tous venus entendre. Tous venus parler. Tous venus réclamer.
Car l’Empire chancelle.
Et quand les trompettes sonnèrent l’entrée du Chancelier Varinius et du Maréchal Tiberius Varkus, ce fut moins l’honneur qu’on acclama… que la peur qu’on tenta d’étouffer.
Le Chancelier ouvrit l’Agora par un discours lourd de symboles, appelant les citoyens à nommer leurs douleurs : le vide laissé par la mort de l’Empereur Raedan III, l’ombre de la Légion d’Iskar, et les Signes anciens dont l’éveil trouble les dormeurs.
Mais à peine la parole s’était-elle ouverte qu’un émissaire d’Heine, brûlant d’impatience, tenta de s’imposer à la tribune. Ses mots vifs et accusateurs furent interrompus par les gardes. Il fut conduit au palais sur ordre du Chancelier, non sans cris. Le calme revint — pour un temps.
Alors le peuple parla.
Des voix s’élevèrent, portées par les gorges nouées de colère ou d’espoir.
Contre toute attente, la majorité réclama des pourparlers avec la Légion d’Iskar et son énigmatique chef, Khael Valdis. Malgré l’assassinat de l’Empereur, malgré la perte d’un bastion à l’ouest, l’écho du peuple vibrait de fascination ou d’une étrange indulgence.
« Négocions. Comprenons. Peut-être ont-ils raison. »
D’autres, plus rares, demandèrent la justice. La lame. La purge.
Mais leurs mots, quoique sincères, se perdirent dans les murmures.
Une humaine s’avança, prétendant détenir des vérités sur les Signes. La foule la huait. On la fit taire. Le Chancelier ordonna qu’elle soit entendue… en privé.
Alors que les débats reprenaient, un messager fendit la foule, échevelé. Il remit un pli au Chancelier.
La foule exigea qu’il le lise.
Et le monde bascula un peu plus.
Les Ducs de Giran et Gludio, par ce message, menaçaient de quitter l’Empire, jugeant leurs droits à la succession ignorés, leur légitimité bafouée.
Un ultimatum. Un bras tendu ou une épée dissimulée. Le peuple gronda.
L’Agora reprit, fébrile, lorsqu’un elfe en manteau pâle apparut. Il marcha jusqu’au Chancelier et lui tendit un autre pli, scellé du Glyphe d’Innadril.
Et cette fois, le choc fut absolu.
Innadril, cité d’Heine, les territoires elfiques, annonçaient leur sécession.
Désormais, les elfes ne seraient plus sujets de l’Empire d’Aden.
Leur peuple, las de la guerre, des trônes, des intrigues humaines, se retirait du monde des Hommes.
Le Chancelier Varinius, pâle comme la neige de Schuttgart, ne dit mot.
Son regard se perdit dans la foule. Il chancela.
C’est le Maréchal Tiberius qui mit un terme à l’Agora.
Un dernier débat éclata — vain, éperdu :
« Un conseil gouvernant l’Empire ? »
« Un héritier caché de Raedan III ? »
« Un nouveau trône, une nouvelle couronne ? »
Mais Varinius n’écoutait plus. Trop de fissures. Trop de cris.
Et alors que les citoyens quittaient lentement la place, un dernier acte de sang frappa le marbre de la ville blanche.
Une ombre jaillit de la foule.
Un cri fanatique — un mot oublié — une lame.
Un garde s’effondra, la gorge tranchée.
Le sang coula entre les dalles.
Le messager elfe d’Innadril tenta de l’intercepter, mais il fut frappé à son tour.
L’assassin disparut dans la panique, avalé par la foule en fuite.
Le Maréchal hurla des ordres, les trompettes sonnèrent l’alarme…
Mais le silence s’abattit. Un silence de fin d’époque.
Ainsi s’acheva l’Agora d’Aden.
Et dans les tavernes, dans les alcôves, dans les camps de fortune et les bastions fissurés,
on raconte que ce jour-là, ce n’est pas l’Empire qui fut brisé.
Mais la foi en ce qu’il avait été.